En se plongeant dans des archives, des articles de presse, des documents, on découvre qu’ on a manqué un événement considérable, et une grande première : en 1991, alors même que le mouvement frétille à Paris, le CRDC (Centre de recherche et de développement culturel) organise une exposition à l’espace Graslin. Il s’agit de «la plus importante manifestation de l’art du graffiti jamais organisée en Europe» selon Politis (4 avril 1991) tandis que l’Agence France Presse parle de «la plus importante manifestation de ce genre jamais réalisée en France» (30 mars 1991). Le nom est bien choisi : «Bomb’art» a l’effet d’une dynamite et donne un essor considérable à la culture graffiti nantaise.
«C’était ma première exposition, j’avais envie de marquer une rupture entre les préoccupations de l’art contemporain et l’art sociétal. Le projet, c’était d’investir l’espace Graslin, de travailler sur la question du mur et de l’espace, de proposer un état des lieux du graff en France, de susciter une réflexion sur les lettrages, les typographies, leurs formes, les couleurs. Je suis arrivée avec mes gros sabots, je n’y connaissais rien ! Mais je voulais casser l’image de l’art contemporain, montrer qu’il existait autre chose, un art de rue, un art public», se souvient Patricia Solini, première guide conférencière du Musée des Beaux-Arts, aujourd’hui professeur à l’Ecole des Beaux-Arts de Nantes. Alors responsable du service des arts plastiques du CRDC, elle a carte blanche.
C’est ainsi qu’elle organise « Bomb’art », en lien avec l’association pour le développement du hip-hop de l’Université Paris VIII-Saint-Denis, qui accueille déjà des graffeurs et des rappeurs grâce au philosophe et ethnologue Georges Lapassade. «Je suis allée sur place, on a fait une sélection, rencontré des artistes, regardé les books. Il y avait des jeunes totalement inconnus, et d’autres plus connus. Certains étaient des petits bourgeois, d’autres venaient d’un milieu plus simple», poursuit Patricia Solini.
Vingt et un graffeurs, âgés de 17 à 29 ans, sont choisis et débarquent à Nantes fin mars 1991. Certains sont déjà des « stars » de la scène graffiti parisienne : Spirit et Mambo, (fondateurs des « Paris City Painters » en 1983 à Paris, devenu la « Force Alphabétique »), RCF (du groupe Asa), Schuck (du groupe Basalt), Axone, Sid.B , Meo (fils du jazzman Ron Carter), JonOne (l’un des premiers graffeurs new yorkais à avoir investi Paris, fondateur du collectif 156 All Starz) et Popay (créateur des MST (« Maîtres Sous/Sur Terre ») et des THC (« Tous Hyper Cool »). André, célèbre pour Mr. A (un petit personnage genre Shadocks, avec des yeux bizarres : un œil rond, l’autre étant une croix) est également là et fait partie des « chouchous » de Patricia Solini. Sont également invités Megaton, Seeho & Bes, KKT & Talisman, TCK (« The Cool King », avec Alpone, Iker et KRT), Hondo, et Sandra, la seule fille de la bande.
Du 29 mars au 29 avril 1991, tous investissent les 600 m2 de l’espace Graslin et peignent directement sur les murs, le plafond, les colonnes, les radiateurs et l’ascenseur. Quelques toiles sont également accrochées, et des objets présentés. Le soir de l’inauguration, « c’était plein à craquer, il y avait un monde fou ! Toute la presse nationale en a parlé », poursuit Patricia Solini. «Ce n’était pas un vernissage comme les autres, pas de discours ni de petits fours mais l’évidente bonne humeur d’un public qui écarquillait les yeux», relate le journal Presse-Océan le lendemain, face à «cette tornade de couleurs qui s’est abattue sur les murs blancs de l’Espace Graslin, en une étonnante variété de styles». Ouest-France fait aussi le constat d’un vernissage hors normes, avec «une foule aussi dense que le métro Chatelet aux heures de pointe». Et note que, vers minuit, «un graffeur écrasait une tarte à la crème sur le visage d’un serveur ébahi. Histoire de rappeler, sans doute, qu’on n’était pas à une soirée mondaine».
Venues de partout, des télévisions et radios couvrent l’événement, la presse écrite nationale aussi : l’AFP, Libération, Elle, Actuel, Politis, Le Quotidien de Paris, L’Humanité, La Croix, L’Express, VSD, Le Point…, chacun y va de son petit mot. On parle d’«Un grand coup de neuf dans la peinture», de «grapheurs culturels», des «Michel-Ange du tag», des «taggers au musée», d’ «art sauvage issu de la rue», d’ «art de rue qui prend du galon», de «Nantes, capitale du graff» ou de «ces Ripolins de la culture urbaine qui ne lésinent pas sur les détails, fignolant des frises enluminées».
Les graffeurs eux, profitent de l’intérêt des journalistes pour faire passer leur message lors de la conférence de presse : «Il n’y a pas de rupture avec notre attitude habituelle. On est ici parce que c’est la première fois qu’on nous donne l’occasion de faire ça, de montrer notre boulot afin de le faire connaître autrement qu’au hasard de la rue (…) Trop souvent, on a de nous une image négative. Or, on n’est pas des petits rigolos. On bosse sérieusement. On a des réflexions d’ordre plastique.» Un univers loin des tags sauvages, entre fresques vives et colorées, réalistes ou abstraites, mélangeant lettres et personnages, visité par 10 000 personnes en un mois. Enorme !